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Daniel Roth au Musée d'€™Art Contemporain de Strasbourg

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Daniel Roth, à travers études, admirations, amitiés, découvre que l'€™obstacle de la quotidienneté se vainc. Distanciant ses travaux pour n'y point perdre son jugement. Il propose une écriture nouvelle, dont le vocabulaire, sobre, se charge de signifiance. C'est celui que le musée d'€™art contemporain de Strasbourg présente.

Une analyse formelle retiendrait, il va de soi, le cercle qui limite les toiles, mais aussi le travail entrepris dans la pose des pigments : à partir de " raclures colorées " données par les traces laissées sur le sol de l'atelier - hasard donc, mais hasard contrôlé par le choix des emprunts - Daniel Roth " invente " l' image " où se confrontent des fonds blancs, colorés, " raclés "... " Ce que nous voyons tient de la même démarche : même écriture, même traitement de la matière. Mais le cercle, qui détermine le champ et la découpe de l' “œuvre, n'est plus infranchissable : Daniel Roth le viole et sa substance se répand, créant une ambiguïté. En effet la toile plane, sans châssis, se trouve confrontée à une restructuration qui échappe à la géométrisation. Ainsi Daniel Roth est de ceux qui posent le problème de la peinture, sa nécessité, en termes picturaux. Mais sinon à quoi bon car l'art serait réduit au divertissement dont nous entretint Pascal ?

 

Jacques Lepage - ArtPress Sept.1985

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Miises en vues par Annie Chevrefils Desbiolles

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"L'autopsie, étymologiquement, consiste d'abord à "voir par soi-même", et à comprendre ensuite qu'on est en présence d'un mort."

Tenir,

c'est prendre et donner à la fois,

lieu de l'échange,

instant du partage,

décision,

intime,

exposée en acte

engagement,

Daniel Roth photographie des bâtiments détruits. Montées, ces photographies sont falsifiées ; collages, elles deviennent des croquis pour les dessins de grands formats où le calque, le crayon, le fusain redéploient les lignes d'un cube élémentaire. Par effraction et effacement, le trait construit une sculpture en projet, aboutissement d'une architecture en ruine. Se dessine, troué par des crayonnés noirs, basculant sans cesse du plan au volume, un espace à reconstruire. Quelque chose pourtant de paisible échappe au désastre que ni les biffures, ratures et grattages n'exacerbent ; ce doit être, par-delà la représentation, la qualité de la forme s'imposant à travers ses hésitations : la présence convoitée de l'€™œil - le nôtre - qui regarde et se souvient.

Tenir retenir

 

Annie Chevrefils-Desbiolles - Revue "Papier Libre" n°8 Mars 1997

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Une Oe“uvre au noir

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Par François Warin : Sur la sculpture de Daniel Roth

 

Don't disturb ! Silence, on dort... Et en effet, que redoutons-nous le plus face à l'art contemporain sinon d'être déranger. La sculpture, ça encombre, n'est-ce pas, "c'est ce contre quoi on se cogne lorsqu'on prend du recul pour regarder un tableau " disait le peintre Barnett Newman. Et pourtant n'est-ce pas comme on se cogne qu'on pense ? C'est aussi ce qu' écrivait Paul Valéry : "on pense comme on se heurte".

C'est en tous cas une évidence pour Daniel Roth, le travail et l'endurance de la pensée sont inséparables d'un face à face avec la matière, du travail de la main qui, sans obéir à quelque concept ou idées préconçues, dessine, forme et façonne. Ainsi, lors d'une séance de travail à l'atelier, d'un geste élémentaire de modelage de la terre, dans le creux de la main, ces formes de "toupie" soudainement ont surgi. Mais curieusement leur passage à l'état de sculpture provient du spectacle à la fois tendu et immobile de la bataille de San Romano de Paolo Ucello. De cette bataille qui nous offre un modèle de l'inertie engendrée par le trop plein de mouvement. L'axe des toupies s'est alors matérialisé, empruntant à Ucello la forme de la lance. Ces âmes de fer, Daniel Roth les a très légèrement forgés, les montants sur leur corps de glaise rendus immobile, les mettant en tension avec leur contrepoids, les disposants en un équilibre précaire selon des configurations qui évoquent tantôt le caractère éphémère des constructions nomades, (on pense ici au modèle de la tente Yourt), tantôt la dynamique d'une projection de lances ou de flèches.

Tout cela est simple et de peu d'apparence, n'est-ce pas ? Pourtant cela ne peut prendre sens que si l'on accepte de faire l'effort de s'arrêter soi même un peu, que si l'on veut bien aussi inscrire cette œuvre dans une démarche aussi exigeante qu'intransigeante, dans une démarche qui ne peut s'appréhender elle-même que replacée dans le contexte d'une époque très particulière, la nôtre.

Vous avez simplifié la peinture a-t-on pu dire à Matisse. C'est ce procès de simplification et de déconstruction toujours plus radical qui est à l’œuvre dans le travail de Daniel Roth. D'où viennent-elles en effet ces formes pleines et rondes qui donnent leur gravité à ces toupies géantes ? Il suffit de jeter un coup d’œil sur le lexique formel qui constitue le corpus de son œuvre pour le voir. Depuis 1983 les formes circulaires hantaient ses dessins et peintures jusqu'au moment où, à la faveur d'un long séjour au Japon, elles se sont détachées de la planéité du mur pour prendre poids et corps dans l'espace et constituer, par exemple, cette énorme masse noire à la matérialité souple et rugueuse composée de deux disques appuyés l'un contre l'autre. Annulant ainsi mutuellement leur poussée, ils suggèrent un équilibre extrêmement ténu que l'on retrouve par exemple dans ce jeu appelé Mikado. C'est d'ailleurs le titre d'une autre sculpture significative de cette période.

Le dessin initial du cercle a ainsi amené Daniel Roth à se défaire de la couleur et surtout de la composition, il n'y a plus désormais ni haut ni bas. C'est en contrevenant à tous les présupposés de la peinture, sous l'effet de la gravité, pourrait-on dire, que le peintre est devenu sculpteur. Il s'agit alors pour lui de faire resurgir l'origine au sein des formes toujours plus simples et plus essentielles proposées par notre époque.

Comment douter en effet que l'unique question de l'art soit celle de cette origine toujours mystérieusement, toujours silencieusement présente dans ce qui constitue la présence de l'“œuvre ? Nous comprenons ainsi qu'aux prises avec la question de l'origine le plasticien soit confronté à ce degré zéro, à cette matrice, génératrice et gravide qui ne cesse de nous attirer dans le dédale de ses métamorphoses. On ne s'étonnera donc pas que cette forme élémentaire en engendre d'autres et que les moules dans lesquels ont été coulées les toupies soient ensuite réutilisés dans leur littéralité matricielle. Il n'y a pas en effet dans l'art contemporain de rebut. Le "rebut"- le moule ou le coffrage- peut avoir la même dignité que l’œuvre qu'il a servi à produire.

Aussi l'art contemporain qui au terme de ses déconstructions et désublimations retrouvent les formes les plus archaïques des arts dit primitifs ne peut être simplement rétinien ou visuel. Dans leur fragile équilibre les axes métalliques des toupies tintent au moindre souffle. Ces pulsations et vibrations originaires, tous ces bruits d'avant l'homme, évoquent ce que les physiciens nomment poétiquement le bruit de fond de l'univers.

Cette musique primordiale, il y a longtemps pourtant que, pour tout le monde, elle s'est tu et toute la démarche de Daniel Roth s'est nouée un jour lors d'une visite au mémorial de la bombe à Hiroshima. Comme aveuglé par ce trop de lumière : par l'évidence d'un siècle plus meurtrier et plus terrifiant que tous ceux qui l'ont précédé. La déflagration d'Hiroshima, les cheminées d'Auschwitz ont soufflé et suffoqué à tout jamais la prétention de l'art à la beauté. Qui aurait encore l'impudeur de faire de la jolie peinture en ces temps meurtriers ? Que serait-elle sinon un tas d'ordure ? : "J'ai assis la beauté sur mes genoux et je l'ai injurié", écrivait Rimbaud quittant le monde "civilisé" et sa lumière. Toute la plastique pensante de Daniel Roth est ainsi hantée par la ruine, par ce deleatur résolu et tragique inscrit dans une série de ses dessins récents.

Il ne s'agit pourtant pas, on s'en doute, ni de dire romantiquement la poésie des ruines ni non plus de se complaire dans le morbide et dans le spectacle funèbre de la destruction. Simplement, plutôt, de cette constatation : pas question de dissimuler le chaos et d'éviter la déshumanisation de l'art. Plus rien désormais ne sera plus comme avant, et c'est avec ce rien - ce qui nous reste- avec la faible lueur bleu de ce néon utilisé dans une sculpture antérieure, avec cette faible lueur bleu qui précède l'obscurité totale et avec ces formes brutes, c'est sur cette limite - fixée avec radicalité par le cube noir de Tony Smith- avec ce bruit de fond de la dispersion aléatoire qu'il nous faut faire quelque chose : faire quelque chose à partir de presque rien, cela évoque la question fondamentale de la métaphysique telle que l'a posé Martin Heidegger : "Pourquoi y - a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ?" Et c'est bien cette question qui est ici partout à l'œuvre, c'est elle et elle seule qui peut transfigurer le sordide qui nous entoure tout en interdisant à tout jamais de faire signe vers une altérité consolatrice.

Transfiguration, transmutation, la formule alchimique est ici inévitable. Et c'est au feu que le plasticien a fourbi ses armes, forgé ses lances, cuit ses terres, brûlé ses couleurs. Goût de l'extrême, passage à la limite, traversée du désert, œuvre au noir. Comment l'institution pourrait-elle voir dans cette noirceur autre chose que le signe du dangereux et du diabolique, ce qui, le nom l'indique (dia-balein), divise, sépare, désintègre ce que d'autres cherchent à édifier, à intégrer, à normaliser.

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"La question du sens est de celles qui reviennent le plus souvent lorsqu' €™il s'agit d'€™art contemporain à l'heure actuelle : symptôme de fin de siècle ou éternel retour du même... Pour Daniel Roth il s’agit au contraire de s'écarter de ce chemin-là, de s'en arracher. Voyager, se confronter à d'autres lieux, d'€™autres cultures, déplacer toujours ailleurs le point de vue, tels sont les éléments déterminants de son travail depuis plusieurs années. Ainsi notes, dessins, peintures et sculptures donnent lieu à des installations qu'€™il faut voir comme la mémoire restituée d'une errance."

(Jean Viale, Daniel Roth - Conceptual Mythologies, 1985-1996, Galerie Caroline Serero, Marseille 1996.)

Jean Viale l'a reconnu en 1996, les œuvres de Daniel Roth se trouvent en dehors des catégories artistiques préétablies. Se référant à la culture asiatique, les pièces de Daniel Roth - dont " Souffles ", installation visuelle, sonore et sensorielle - traduisent cette volonté de s'approprier des éléments complexes en faisant référence au vécu et aux sensations que son oe“œuvre nous procure. À la fois fragile et imposante, " Souffles " est une œuvre qui est en cohérence spatiale avec le lieu d'€™exposition. Un système sonore géré par ordinateur ainsi qu'€™un ventilateur donnent véritablement une vie propre à l'€™œuvre.

 

http://la.tangente.free.fr/article.php3?id_article=7

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RESONANCE

par François Warin

 

De la musique avant toute chose.

Verlaine

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Inferno. Vous qui entrez ici, dans l’antre souterrain du Passage de l'Art, abandonnez tout espoir, tout espoir de trouver l’entrée ou de trouver la clé unique de cette installation.

L'icône majeure en est pourtant cette échelle toute simple qui n'est pas sans évoquer l’échelle de Jacob. Et l'échelle, en général, peut être un pont, un moyen de trouver, vers le haut, une issue, un instrument de fuite et de salut. Sur les barreaux du haut de cette échelle sont posés trois rouleaux de papier enroulés comme des parchemins ; ceux de la Thora, peut-être, mais nul ne sait ce qui est inscrit sur ces parchemins et si vous vous approchez, vous ne verrez rien, vous ne trouverez rien d'€™autre que le reflet spéculaire de vous même.

A gauche, clin d’œil à la mémoire et au travail de Daniel Roth, une flèche impérative, une flèche à la graphie et au style  bien reconnaissables, nous indique qu'€™il doit bien y avoir un sens ou une direction, qu'€™il faut bien introduire un sens et trouver un chemin mais tout porte à croire que, dans cette œuvre ouverte, cette tache n'a aucun sens et que les chemins multiples ne mènent vraisemblablement nulle part.

 

Ostinato. Non, ici, il n'€™y a rien à voir, il n'€™y a rien à entendre que la répétition obstinée du même, que le retour éternel de l'€™identique : le théâtre et son double, disait Artaud, le voyageur et son ombre, écrivait Nietzsche, "le réel et son double" titrait Clément Rosset ¦ toute chose est ici en balance et en couple, trouve son pendant et accepte son ombre ou sa projection lumineuse. L'€™échelle noire fait écho au papier blanc, la droite de l'échelle à la courbe parabolique de la grotte,  le dessin dans l'€™espace à l'effet graphique des fils des hauts parleurs, ces quatre pièces répondant au rythme à quatre temps sur lequel est construite la bande sonore mise en boucle. Il n'y a pas jusque €™à la performance musicale finale du chant alterné entre un instrument à cordes et un instrument en vent, sorte de  répons  entre deux instruments de même timbre et de même tessiture, qui ne soit fondée sur cette même structure duelle.

 

Reprise. J'€™ai voulu placer cette exposition sous l'égide du préfixe re qui dit l'€™itération, la duplication, le retour, la répétition, qui renvoie à la rengaine qui tourne, ver d'oreille qui vous hante et vous perfore le tympan€¦ C'est pourquoi je lui ai donné pour titre le mot résonance.

C'est d'abord comme des revenants, des spectres ou des fantômes que nous revenons dans ce lycée dans lequel j’ai personnellement enseigné de nombreuses années. Je retrouve Daniel Roth rencontré ici à l'occasion d'une exposition au Passage de l'art. Avec lui, je reprends un dialogue jamais vraiment interrompu à l'occasion d'une nouvelle installation.  Je recommence  à raisonner, à essayer aussi de faire résonner et retentir une œuvre, je redonne droit au concept dans un échange à trois voix dans lequel les deux autres voix pourraient être celle du percept de l'€™installation inscrite ici dans cet espace au nom benjaminien et celle de l'affect de la performance concertante qui, elle, n'existe que dans le temps. Le propre de l'installation, n'€™est-elle pas de mettre en scène, de combiner, de faire résonner et se répondre différents médias afin de chercher à déconcerter un monde tout fait dans lequel nous nous mourons ? Laissez-moi en tous cas chanter ma ritournelle, la ronde et la ritournelle du retour éternel : comme un enfant dans le noir qui a perdu ses repères, j'essaie de me rassurer ainsi et de me territorialiser dans le champ sans limites de ce qu'on appelle l'€™art contemporain.

 

Ruthmos.  L'intitulé résonance se justifie dans la mesure où cette installation joue, ainsi que son titre E.C.H.O l’indique, sur la duplicité, sur la répétition, le mot écho venant lui-même du  verbe echeo qui signifie résonner, retentir, produire un bruit réverbérant. En effet le son est déjà présent dans toutes les pièces exposées ici à travers les matériaux et leurs possibilités sonores latentes même si une seule pièce de la série comporte un dispositif sonore explicite fait de la matière sonore de voix produisant un effet répétitif. Manière de nous rappeler que le musical a partie liée avec la résonance et avec la répétition.

Sur la structure réverbérante et fondamentalement poétique de cette installation, deux mots que j'emprunte à Jean Luc Nancy.

La prose est un mot qui vient de prorsus - qui signifie qui va de l'€™avant, toujours droit devant, sans se retourner, dans le même sens ou la même direction. Toutes les formes poétiques impliquent au contraire le retour, le répétitif et la structure versifiée ou rimée en offre la manifestation la plus évidente. Le versus dit en effet la nécessité de la suspension du cours, l'€™inversion, le retour, le rythme des aller et retour comme le retournement de la charrue au bout du champ, versus et reversus. Le sens dont nous parlions tout à l'€™heure ne peut pas être unique et ininterrompu comme un flux incessant, objet d'une appropriation interminable. Il implique au contraire l'interruption, la suspension, la scansion, la coupe, la syncope, le rythme. Bien loin d'être un échec ou une perte cette interruption ou cette réversion du sens est la condition du sens car sans elles, sans une interruption et un rebroussement du sens, le sens s'écoulerait sans fin, redondant, fuyant, bavardage¦ C'est ainsi que le vers célèbre et pense la mort, une mort qui n'est rien d'opposé à la vie, une mort et une coupe qui  tendent au contraire et soutiennent le désir en marche vers sa propre puissance, une mort qui est calée sur le rythme vital, celui  du souffle et du cœur, au plus près de la systole et de la diastole, de l'€™inspiration et de l'€™expiration.

 

Artes. Cette résonance ou « écho », ce jeu de renvoi entre l'image et le son méritent d'€™être souligné et ne va pas sans nous poser des questions.

La première question concerne le rapport très différent que le langage entretient avec le son d'€™une part et avec l'€™image d'€™autre part. Quand la philosophie s'€™occupe d'€™art, ce sont les arts du silence qui sont toujours privilégiés et au Passage de l'€™Art il semble aller de soi que l'Art renvoie aux arts visuels : les images sont des percepts pour employer le néologisme de Deleuze,  elles relèvent de ce qui apparaît, elles parlent de quelque chose dont la philosophie peut prendre possession. Le sensible pour la philosophie c'€™est d'abord en effet le visible et ses formes. Ils sont là devant nous, ils peuvent être l'€™objet d'€™une visée, d'une prise de possession. Mais du sonore, du musical il est difficile de parler, difficile de s'en saisir et de s'en emparer dans la mesure où les sons naissent et paraissent plus qu'ils n'apparaissent, dans la mesure aussi où ils relèvent de l'affect plus que du percept. D'ailleurs, lorsque la philosophie parle de musique, de Pythagore à Descartes, elle la désincarne, la désensibilise, la réduit à son aspect technique, aux règles de l'€™harmonie ou de la rythmique, à un ensemble de rapports mathématiques.

 

La seconde question est celle de la différence entre les arts en général sur laquelle mon ami Jean-Luc Nancy  a beaucoup écrit. Ce qui nous est donné d'€™emblée c'€™est la différence, la diversité des arts et non l'€™identité ou l'unité de l'€™art. Un écart, un abîme sépare la sphère visuelle de la sphère auditive et c'est l'objet d'€™un grand  étonnement et d'€™un grand scandale pour la philosophie qui a toujours rêvé d'€™identité, de dépassement de la diversité sensible et de synthèse comme si nous avions un seul sens qui les regrouperait tous et qui dépasserait leurs oppositions. Mais il n'y a rien à faire,  la différence des sens comme la différence des arts sont irréductibles. Entre les différents régimes du sensible, visible, auditif, tactile, olfactif, €¦ il y a une séparation, une spécialisation très nette, l’œil ne peut écouter, l'oreille ne peut pas voir, on ne voit pas un son, on n'€™entend pas une couleur et l'€™univers visuel et auditif sont des totalités closes et fermées sur elles-mêmes, des univers parallèles et l'€™on sait que le propre des parallèles est de ne se rencontrer jamais.

 

Mais de façon étrange et mystérieuse, il y a en même temps une transversalité générale des sens  i.e. qu'€™il y a quelque chose de chaque sens dans tous les sens. Ne parle t-on pas de la couleur d'un son, n'€™y-a-t-il pas aussi des couleurs criardes et comme le disait Baudelaire des correspondances entre les sens ? De même, la spécificité de chaque art vaut pour tous les arts et il y a de la musique, du dessin, de la danse dans tous les arts €!

 

Echo sous Narcisse. La dualité qui caractérise cette installation se retrouve dans chacun de ses moments. Le moment plastique est lui-même affecté d'€™un dédoublement, d'une différence interne. Dans son De Pictura (1435) Alberti a fait du mythe de Narcisse la source et l'origine de la pulsion picturale. La peinture commencerait par l'€™auto représentation du sujet. Mais le sujet est lui même non pas un donné mais quelque chose de construit. Je ne suis qu'€™en tant que je reviens à moi, que je suis rappelé à moi-même, que je me reconnais dans le miroir, au stade du miroir justement mis en évidence par Lacan. Le dédoublement spéculaire est la condition de possibilité du sujet, de la structuration du moi que la certitude immédiate et confuse du narcissisme primaire ne parvient pas à fonder.

 

Être rappelé à soi, l'€™expression montre que nous sommes déjà dans le registre sonore, que nous sommes remontés du visible (du théorique, du scopique ! ) à l'€™audible, partis en quête, comme le psychanalyste Reik, d'€™une essence musicale et non spéculaire du sujet : il faut avouer, disait Valéry, que le moi n'€™est qu'€™un écho, une résonance. La seule différence avec le mythe mortifère de Narcisse dans lequel l'€™image se donne dans l'€™instant et à l'€™écart de l'€™Autre, serait que la répétition en écho ménagerait une distance, un intervalle (dans combien de secondes va-t-il répondre ?), creuserait la différence et la séparation et pourrait témoigner de l'€™Autre sans se perdre en lui. Toute la musique est fondée sur cet écho, sur la répétition et sur la reprise,  sur l'€™interprétation, par exemple, qui suppose à la fois reproduction, variation et invention pure. L'improvisation que vous entendrez tout à l'heure pourrait sembler échapper à cette contrainte. Mais ce n'est pas une improvisation au sens où ce serait une création à partir de rien, c'est plutôt un écho issu de l'échange entre deux instrumentistes qui construisent leurs sons dans l'instant comme on le ferait dans un dialogue ou une joute verbale.

 

Diaballein. Ces propositions ne relèvent plus précisément de l'€™esthétique traditionnelle mais de l'ontologie fondamentale. Permettez-moi, à cet effet, de rappeler que la reconnaissance du caractère originaire de cette différence et de cette répétition constitue le cœur de la pensée contemporaine et cette installation éclatée, toute entière fondée sur l'écart, en pourrait être le manifeste. On peut dire en effet que la philosophie contemporaine a commencé, s'est instituée en consommant la rupture avec la quête de l'Un.  La philosophie classique a toujours eu les yeux fixés sur l'€™Un qui tient tout ensemble rassemblé, que cet Un soit considéré comme principiel ou comme final, que l'histoire apparaisse comme décadence à partir de l'€™Un ou comme progrès vers l'Un. Cet Un qui rapproche, qui rassemble et met tout ensemble est éminemment synthétique ou symbolique si le symbolique, conformément à l'€™étymologie, consiste à sun-ballein, à jeter (ballein), à mettre ensemble (sun).

En ce sens le maître livre de Deleuze (Différence et répétition 1968) et l'article de Derrida (La différance avec un a, la différence qui n'arrive pas à s'annuler dans une identité qui n'est jamais qu'€™un infini différer soi-même) inaugurent une pensée dia-bolique de la différence profonde, différence qui s'€™oppose à la répétition à l’identique qui est simplement numérique ou ce qui revient au même, une pensée de la répétition de ce qui n'€™est ou de ce qui n'€™a lieu qu’en se différenciant. Opposons le dia du dia-bolique au sun du sym-bolique pour bien marquer le caractère originaire de la séparation, de l'écart différenciant.

 

Tout dans cette exposition parle d'écart et Daniel Roth l’a bien mis en évidence en séparant chaque fois par un point les quatre lettres du mot E.C.H.O, qui devient effectivement comme une formule générale du rapport de l'€™image et du son.

 

Disegno. L’Echo de cette exposition renvoie bien sûr au mythe de la nymphe Echo qu'Héra, sa mère et la femme de Zeus, avait condamné au mutisme pour l'€™empêcher de divulguer les écarts de conduite du roi des dieux. Dans l'épisode suivant, Echo ne pouvant faire entendre son amour pour Narcisse, avait alors fui dans une grotte où elle se réfugie dans la solitude et l'anorexie. C'est alors qu'elle se mit à disparaître jusqu'€™à ce qu'€™il ne reste plus d'elle que des os transformés en rochers. Le rocher désigne encore pour nous la conduction osseuse qui nous transmet le son de notre propre voix. Il lui resta aussi une voix mais une voix qui ne pouvait que répéter les derniers sons entendus comme une résonance de sa solitude et de sa détresse.

Le destin de la nymphe Echo aurait-il  quelque rapport avec l'esthétique minimale de Daniel Roth ? Daniel Roth est quelqu'€™un qui résiste, qui résiste à l'emphase, qui se méfie de la facilité, de la séduction, du pathos, de l'affect, du débordement, de l'expressivité à tout crin. Et les mauvais peintres n'ont-ils pas toujours été ceux qui mettaient trop d'€™âme ou trop d'affect dans leur peinture ?

Au lieu d'€™engorger, de saturer le visible, Daniel Roth l'évide, le dépouille, le simplifie pour repartir de la rigueur et de l'€™épure du dessin, du disegno, cherchant à retrouver son élan, sa reprise, sa résonance, son caractère naissant, natif toujours en quête de soi, s'€™attachant à donner une qualité esthétique au « je ne sais quoi et presque rien ». Paradoxalement, l'€™on pourrait dire  que câ€'est par son absence et son retrait que l'artiste est présent dans son oeuvre. Car les oe“uvres de Daniel Roth, l'intraitable, celui qui ne dédaigne pas de déplaire, sont ainsi bien reconnaissables. Ces ponctuations discrètes venues de son long  séjour au Japon sont faites de peu de choses, mais, ce  « presque rien » est pourtant comme le vide quantique ou l'oe“il du cyclone, vibrant et  plein d’énergie.

 

Thalassa. La dernière étape de ce parcours ne serait pas la moins aisée. Elle consisterait à remonter encore de Narcisse à Echo pour reconnaître le caractère primitif de l'oreille, de la musique qui pénètre jusqu'€™au tréfonds de notre intériorité, le caractère originaire, archi-originaire de l'€™émotion et de la hantise musicale.

Disons-le d'un mot en nous inspirant d'€™un texte de notre ami Lacoue-Labarthe : la musique se constitue à partir du moment où l'on procède à une répétition du son et ce qu'€™elle fait retentir, ressentir et revenir à travers refrain, ritournelle et rengaine c'€™est la voix féminine de la mère que nous avons entendue in utero et que la musique cherche simplement à amplifier.

Un autre  mythe de l'origine de la musique nous rapporte comment Arion plongea dans la mer et retrouva les dauphins d'Apollon, ceux-la même avec qui, aujourd'€™hui, nous apprenons à communiquer. Ce mythe, tel que zoomusiscologue François Bernard Mâche l'a interprété, nous montre un peu la même chose  : d'abord derrière la mère avec un « e » il y a la mer, Thalassa, le bourdonnent de la mer, le lieu originel de la vie peuplé de sons immémoriaux, le symbole des ténèbres de l'€™inconscient. Ensuite il faut plonger, traverser un risque mortel, connaître la petite mort que comporte toute expérience vraiment autre avant de renaître à la lumière. Mais ce mythe nous montre aussi que la création musicale est reliée à des  racines archaïques qui, selon Mâche, sont universelles puisqu'€™elles n'€™appartiennent pas seulement à l'Homme et ne relèvent pas uniquement de l'€™ordre de la culture. La répétition et la variation inventive sont ancrées dans la physiologie de très nombreux oiseaux qui répètent, qui bégaient, qui citent et se répondent l'un à l'€™autre, coup par coup tel le coucou.

Telle serait l'origine et la toute puissance de la musique, le plus primitif et le plus bouleversant de tous les arts à l'égard de laquelle Socrate mourant était prêt à mettre en balance toute une vie consacrée à la philosophie : « J'aurais mieux fait, disait-il, de faire de la musique ». Quitter notre vieux navire et plonger dans la mer pour se livrer, dans un jeu d'€™écho,  au risque de l'€™improvisation, c'est ce que, par contre, tout de suite et sans balancer, vont faire Christian Brazier et Daniel Roth.

Inventive et répétitive la musique, qui nous hante et nous  tourne dans la tête, est comme un jeu avec la mort, une ritournelle qui donne à voir le temps de la vie : trois petits tours et puis s'€™en vont.

 

 Texte lu par François Warin lors du vernissage de l'exposition E.C.H.O le 25.01.2011 au Passage de l'Art -Marseille)

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http://lepassagedelart.free.fr/?p=1232

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E.C.H.O

par Emmanuel Loi

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C'est toujours avec une certaine solennité que Daniel Roth nous autorise à pénétrer dans son univers tiré au cordeau. Au Passage de l'art où il présente quelques pièces acérées et compactes, nous ne serons pas déçus. Le caractère indémodable de ces pièces est leur principal charme, aucun profil séducteur, aucune traînée ou approche bégayée afin d'obvier le sens.

Des œuvres hors du temps mais en plein dans leur temps. L'intelligence de saisie des volumes nous fait aller directement au fond vers E.C.H.O, un chantier limpide où parmi un entrelacs de fer à béton, les quatre lettres de fer forgé scandent un mot proprement phonétique dont le mythe balaie l'oubli de la première parole « Retourne-toi ». Echo, le mot fait chose, autant que l'ukase du coup de force décidé parfois sans un mot. Droit de véto, lynche, colt, des mots et formules apparus comme outils. Faire écho à sa propre parole sans pouvoir s'y fier.

Le travail sur le son hante Daniel Roth, il se sert des membranes de haut-parleurs comme des hyperboles, des macarons étranges et neutres d'où sort un chuchotement labial, une fuite de mots, chute d'eau. Il ne tient surtout pas à poétiser, à rajouter une levure de sens. Non, la sculpture sonore brise menus les petits avantages qu'une visite intempestive, à la volée, pourrait faire croire.

Ces pièces nécessitent - autant l'échelle de Jacob que les dessins impromptus sur un dépliant de huit feuilles qui forment ainsi une échelle de papier - de construire son regard, de se rendre apte en acceptant une réceptivité qui ne délasse en rien. Aussi l'attachement au conceptuel, au sérieux de l'admonestation, peut dérouter et isoler. Dans ce travail sur les indices de compréhension, il reste une part non gouvernée par l'artiste. Irradiés lentement par le son très peu préhensile, nous sentons la pression d'un mystère qui scalpe l'association facile.

Par les interstices, chaque Å“uvre accueille les écarts, rejette la connivence et ne veut rien savoir d'un sens établi, d'un compte soldé. Se creuser les méninges, construire avec, instruire une procédure. Etrange déroutement de la matière, décompression des aléas.

Daniel Roth nous montre les étages de la transformation - l'on peut grimper ou faire du surplace, la part d'indécidable ne se vend pas - il nous invite dans son bureau d'étude à assister à un work in progress, à la fois comment les choses lui viennent, comment elles s'emparent, à peine formées, de la modulation. Empreintes et esquisses font partie du processus en cours de l'édi­fication: Les montrer, les associer, c'est prendre en considération l'attente du visiteur et la déjouer. Depuis trente ans, nous avons vu avec Arte Povera puis les néo­-constructivistes des tentatives de corrosion de la finalité pour tout dire, le vrac, la mise en évidence des démêlés entre la figure, l'optique et l'espace en trois dimensions.

Nous sommes évidemment là dans la tradition avant-gardiste : supposés être dans l'atelier, proches de l'artiste, presque dans sa tête, nous collectons des éléments ou diagrammes (photos, dessins, sculptures, pièces sonores) en étant des supplétifs.

Les écarts et l'acheminement ne sont pas lisibles à l'aune d'un binôme dénoncé fission - agglomération. Si l'on comble l'écart trop vite, l'on épuise le mouvement de translation. Pour apprécier l'Å“uvre, il est conseillé de ne pas se précipiter dans l'injonction à voir trop vite. Un schème sur les points de rupture. Car il y a là aucune idéalisation, peu d'engouement pour le formatage et la vente de charmes.

La topOgraphie du dénuement qui est agencée ne laisse pas place à la pavane. La scie égoïne de l'égo ne chante pas. La matérialité domine, c'est en quelque sorte le travail d'un matérialiste qui nous rappelle que toute image a son suaire.

 

(J.S.O printemps 2011)

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Nulla Velata

par Emmanuel Loi

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                 La question de la matité en peinture reste épineuse. Elle est l'énigme, le portail de toutes les interprétations.

Quelle est la profondeur de la couleur, combien de couches et de souches a t-il fallu afin de renforcer la force de pénétration des pigments dans le tissage de la toile ?

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                Absorber le reflet, ne pas rendre, ne pas chercher à mirer. La façon – à la fois le façonnage et le savoir-faire – que Daniel Roth emprunte est spécifique. A la fois précieux et ancestral, il reprend à son compte tout ce qui est latéral au fait de peindre, de faire la peinture.

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                En général, l'assortiment fait plaisir, en appelle à lui. Non, dans les toiles posées, il n'est pas question de satisfaire la curiosité.  Impossible d'y pénétrer, de naviguer dans un brou de bitume, nous restons sur le seuil. Et pourtant, rien ne nous est refusé. Il n'y aura pas bombance de couleurs, de flots arrangés, de coulées caressant l'aptitude à se régaler de voir.

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                 C'est sombre, c'est mat. Nous sommes astreints à ne plus composer de refuge. L'absence de résonance nous renvoie à l'absence.

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                 La sagesse peut advenir alors spectrale. Ce sont de grands carrés recouverts de pigments, ils sont sans fantaisie et peuvent paraître murailles ou frontons. Rien ne s'y inscrit en particulier, à part la profonde absence, un appel serré et condensé à l'intériorité, à la fois faire le ménage des idées, déblayer le superflu, ne pas s'encombrer d'histoires et de légendes.

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                 La peinture pour elle-même  en même temps fait délictueux et impasse métaphorique.

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                 Si, par contre, nous arrivons à nous défaire du besoin d'être impressionnés par les figures et accoutrements, nous pouvons trouver là une pâte du silence extrêmement prégnante. Il n'y aura pas de détours. Satisfait ou insatisfait, là n'est pas la question. Qu'est-ce que ça représente. Qu'est-ce que ça présente ? Quel est ce présent qui ne dit pas son nom ? La rigueur peut sembler solennelle.

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                 Daniel Roth n'exige pas de compte, il appose une manière de peindre à une manière de penser. S'absenter, partir, ne pas commettre, ne pas convenir du reste. Cela est rare, se fait sans fastes. Pas d'étreinte, pas de caresse. Un souffle noir à écouter, une nuit souveraine. L'énigme reste entière.

 

                                                                                                                                                                  (Exposition galerie Zemma - Marseille Oct.-No. 2020)

                                                                                    

 

 

Le noir d’aujourd’hui

Par Marc Ragouillaux

 

                                                                                                                      En ce moment particulier, rien n’est facile a voir, tout seulement s’appréhende.

 

Une façon d’accueillir l’exposition de Daniel Roth proposée a la Galerie Zemma aujourd’hui. Daniel Roth s’est d'abord fait remarquer par sa peinture au début des années 1980  a l'occasion d’une exposition organisée par Ben Vautier â Nice, puis lors d'une exposition personnelle au musée d’Art contemporain de Strasbourg. En 1986, il obtient la bourse japonaise Monbusho qui lui permettra de résider et de travailler pendant 3 ans a Kyoto et a Tokyo. Mettant a profit ce dépaysement, son travail s’oriente alors vers la sculpture et des installations qui feront l’objet d’une dizaine d’expositions â travers le Japon. II enchainera au cours des années suivantes,  a partir de la France, de nouveaux voyages et expositions au Japon et en Corée  du sud. Cette expérience existentielle et artistique le conduira a préserver ce lien devenu essentiel entre son travail, le voyage et le lieu. II y puise une inspiration toujours renouvelée qui s’exprime a travers une thématique de la trace et du déplacement. Les œuvres de Daniel Roth ont été présentées plusieurs fois a la Fiac et acquises par des collections publiques et privées a Strasbourg, Marseille, Cleveland et par la fondation Guggenheim.

 

Bien que son travail œuvre au noir depuis longtemps, Daniel Roth nous propose ses touches les plus  fraiches  et  les  plus  maitrisées,  présence  manifeste,  tout  en nuances. Alors, même l’heure  du  jour  sera  importante.  Nous  fabriquerons  ainsi  notre propre lumière. Nous discernerons les pondérations  seulement  perceptibles grâce a nos agissements sur ce que nous entendons voir dans I' impossible noir.

Dans les Frères voyant, Paul Eluard (Anthologie des écrits sur l’art; 1952. Ed. Gonthier) rappelle que : « ...si l’on pense avec des mots qui produisent le sens, voir, c’est comprendre  et agir.  C’est unir l’être au monde et l’être  à l’être ».  Le  travail  de Daniel Roth nous associe a une progression, éclairée d’une ultime touche visible qui nous est adressée. Car dans son interprétation du vide qui nous relie, c’est presque a une position morale qu’il nous convie, ce que ces quelques mots de Nietzsche, ce penseur incessant, pourrait exprimer sans  trahir  selon  moi,  l’intention de l’artiste : « J’aime, ceux  qui ne sont  pas réduits  â chercher  au-delà des étoiles une raison de décliner [...] mais qui au contraire se sacrifient a la  terre  [...j J’aime celui qui œuvre » (Ainsi parlait Zarathoustra)

 

Pour Daniel Roth, artiste d’une grande et discrète singularité, la couleur noire est une pratique de long terme, engagée des les années 1980. La scénographie qu’il propose, réunissant sculptures et peintures, rend compte d’une gravité ou le noir et l’écoulement du temps se confondent. A I 'aune de la citation de René Char pour qui « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » {Les Feuillets d’Hypnos 1943 et 1944), ceux qui visiteront exposition y verront peut être ce que signifie appréhender le noir d’aujourd’hui.

 

La formation du sensible.

Le noir prend sa source dés la période de formation de I 'artiste et ses premières expositions en Asie (Japon, Corée) dans les années 1980-90. Couleur â part entière, elle devient le centre d’une pratique des formes et de l 'espace dans ce croisement de cultures habité â la fois par I 'émotion et la rigueur. Une pratique située dans l’Histoire de l’Abstraction, ouverture sur la scène du réel. Le travail de Daniel Roth sur le Noir, invite â reconsidérer de façon permanente la notion même du sensible et ses conventions. Dans cet alliage d’héritages et de ruptures, le travail de Daniel Roth poursuit un au-delà de la couleur noire, une interrogation frontale du regard, où noir et discernement seraient en correspondance de termes. Car, le noir pèse de ses symboliques qui n’invitent pas â regarder facilement en face. A I 'image de cette ombre qui trame toujours un second plan derrière I 'objet lui-même, qui, lui, reflète I 'évidence, la lumière, plutôt qu’iI ne I 'absorbe.

 

Le noir, ce halo de discernement

Le titre de I 'exposition, Nulla Velata (le vide voilé), convoque le doute sur les questions de sens ou de non-sens. Discerner ce qui est présent, dans I 'équivoque du noir -cette couleur des couleurs absorbant toutes les autres en son sein- place le sujet dans une recherche ou la gratuité et la neutralité sont exclues. Par son travail d’introspection de peintre et plasticien, Daniel Roth ouvre â I 'appréhension de ce fameux halo du noir qu’il sait être une matière complexe qu’il maitrise par ses fonds, par la forme du tableau et I 'espace de l’œuvre. Qu’on la perce, ou qu’on la caresse simplement des yeux, nous progressons dans cette présence â l’œuvre, par nos intuitions personnelles, faites de gravité rituelle et symbolique, vers des espaces vibratiles de l’artiste dans un noir de composition. En poursuivant cette vision tendue, en recherche d’un sujet, sans aucune certitude, ou parfois, un temps de latence prend le dessus, s’ouvre alors la possibilité d’une issue toute de nuances.

 

Le temps indéfini du noir.

          Séquencée en alternance de fond blanc, I 'omniprésence travaillée du noir, rythme le pas lent du promeneur dans I 'exposition comme une expérience du temps long qui excède notre présence. La dimension des œuvres dépasse l’échelIe du simple regard. Un espace littéralement absorbant en vue de faire le Noir, faire le vide. Ou, contre une évidence, le noir n’est pas noir, mais ne fait qu’emprunter â une multitude de couleurs qu’il marque d’une singularité, d’une dominante. Daniel Roth nous invite ce que le Noir libère de tout ce  « qu’il » porte dans un geste d’élégance s’offrant â l’altérité. L’aujourd’hui de la matière noire, se présente ainsi dans une délicate confusion, semblant mêler premier plan et fond du tableau, songe et présence matérielle, expérience trouble d’un sujet simultané (être â la fois ceci et cela). Ce nous-autres semble alors accéder â la multitude, â des sens irréfléchis de notre vision. Un point de fuite dont il nous faudrait abolir I 'horizon du déjà vu pour un au-delà que nous n’aurions de cesse qu’il nous échappe.

 

                                                                                                                                                                          (Marc Ragouilliaux - galerie Zemma - Oct. 2020)

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